Je pige vraiment rien à ce qui se passe. Cette journée qui s’arrête jamais. Je les ai un peu écoutés, les autres, mais ils comprennent rien non plus, ça se voit. D’ailleurs, tout le monde semble s’habituer, s’en contenter. Non mais franchement, j’ai l’impression que ça leur fait plus trop rien, cette espèce de cauchemar, comme un retour permanent à la case départ…

Après, les gens ont tellement morflé ces dernières années que je crois que cette sorte de stabilité n’est pas plus traumatisante qu’autre chose. Les médias de l’époque, il y en avait encore, ils ont appelé ça “les 4 cavaliers de l’apocalypse”. Y’en a qui avait le sens de la formule ! Moi, j’avais tout vu venir depuis belle lurette. Et pourtant j’en ai pris plein la gueule. Moi j’étais prêt, mais tous les autres... Tous ces gens qui passaient leur temps à annoncer la fin du monde et qui, en même temps, n’ont rien fait pour l’empêcher ou s’y préparer. Ce serait pas si triste que ça me ferait marrer, je crois…

Je me rappelle, dans les années 20, tout commençait à se déglinguer franchement, le climat, l’énergie, l’économie. J’ai quitté mon boulot, je me suis équipé comme il faut et j’ai préparé les jours à venir. Au début, on s’est bien foutu de moi, mes collègues, mes potes, ma pauvre femme, même. “L’homme des bois”, qu’ils m’appelaient, tous ces cons. Ils ont moins rigolé quand sont arrivés les années pourries. Enfin, ils en ont pas profité tant que ça, finalement, entre les émeutes, la fin du pétrole pas cher, de l’eau courante, des antibios, rien que ça, ça a fait le ménage vite fait dans les grandes villes. Une petite grippe de rien du tout et ça a été l’hécatombe. Ceux qui m'ont fait le plus marrer, ce sont les nù-peks, ceux des grandes villes reconvertis en agricos avec leurs mains blanches et leurs cheveux longs bien propres, ceux qui sèment les terres avec un livre et des théories à la con. Ils ont eu la faim et la trash quand ça poussait pas leur sorgho !

Alors bien sûr, les puissants ont pu continuer leur vie tranquillement. Arches écolo-machin autosuffisantes, armées privées et tout le toutim, ils doivent encore avoir la belle vie. Mais pour les autres, ça a été sévère. Ça pas été Mad Max, mais c’est pas passé loin.

En tout cas, on était plutôt tranquille dans le coin, le vieux Dubosc et quelques autres comme moi. Il y avait bien quelques bandes de routards qui ratissaient la zone de temps en temps, mais globalement, il suffisait de se planquer quelques jours et ça passait. Et puis des nù peks et des gens strange ont commencé à venir s’installer. Avec quelques autres gars, on a fait un peu le tri, histoire de pas laisser n’importe quoi nous pourrir la vie et écarter les plus dangereux.

On a commencé à vivoter, chacun dans son coin, chacun pour sa pomme. C’est là que j’ai commencé à voir la créature. Jamais bien clairement, mais je la devine. Je la sens moi ! Mais comme ça, de temps en temps, un bruit, une ombre. Trois gamines massacrées ! En bouillie ! Dont la petite Camille Albrecht, il y a quelques semaines. Même moi, qui pense qu’à ma gueule, ça m’a fait quelque chose. Les gens se sont quand même accrochés. Faut dire que tout le monde a vu tellement d’horreurs. Ils ont commencé à discuter avec le vieux, à réfléchir à comment vivre au lieu de se contenter de survivre. Je suis pas certain qu’ils mesurent vraiment à quel point le monde est foutu.

Et puis c’est devenu de plus en plus zarbi. Cette impression que les journées ne durent que quelques heures, cette absence de nuit, ces visions que j’ai. L’impression de m’être shooté aux didies. Et tous les matins, je me suis aperçu que je me réveille au même endroit, sur ma table, et j’entends ce bruit dehors. Je suis sûr que c’est cette foutue créature.

Je me demande si tout ça, c’est pas à cause du vieux Pierre Dubosc, à accepter comme ça tous ces gens sur ses terres. En même temps, s’ils s’en sont sortis, c’est qu’ils doivent bien savoir faire des trucs. Ou alors qu’ils ont eu du bol. Ou qu’ils ont pensé à eux d’abord.




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